Lire saint Bernard avec Louyse de Ballon nous initie à une approche du texte très engagée, en prise sur la vie et comportant le maximum d’intériorisation.
Ce site propose un autre parcours qui demande à saint Bernard une méditation sur les stalles de l’église du monastère (Les stalles de l’église).
Mais revenons à notre devancière pour découvrir en elle une moniale imprégnée de l’enseignement de saint Bernard et soucieuse d’en vivre.
Louyse de Ballon disciple de saint Bernard
Louyse de Ballon, née en 1591, entrée en 1598 à l’Abbaye cistercienne Sainte-Catherine d’Annecy, y fait profession en 1607. Son désir d’une vie monastique plus authentique, partagé par quatre autres sœurs, se heurte à la résistance de la majorité de la communauté et aboutit à la fondation, en 1622, à Rumilly, d’une communauté de Bernardines réformées dont elle devient bientôt la supérieure. Elle travaille ensuite à la fondation de communautés dans le sud-est de la France actuelle et en Valais. Elle meurt le 14 décembre 1668 à Seyssel.
Elle écrit à la demande de ses confesseurs ou de ses sœurs, mais parvient ensuite à détruire ses plus belles pages. Le Père Jean Grossi, premier biographe de la moniale, insère dans son récit un certain nombre de textes, avant d’éditer un choix d’écrits divers : traités, entretiens, retraites, lettres .
Non datés, pour la plupart, ces opuscules dont les manuscrits n’ont pas été retrouvés ne permettent pas d’esquisser un itinéraire spirituel. Cette lacune semble de peu d’importance du fait que Louyse de Ballon situe dans sa seizième année le point de départ de tous les grands axes de sa vie de foi. A ces expériences fondatrices, viendra s’ajouter, dix ans plus tard, la vision de la Croix. Ensuite, tout s’approfondit sans que l’on puisse percevoir et dater de nouveaux apports décisifs.
Ses écrits ne nous livrent pas une doctrine spirituelle exposée de manière systématique, mais plutôt le témoignage d’une expérience personnelle marquée par la simplicité, caractéristique de la spiritualité cistercienne. S’exprimant au quotidien par le rejet du superflu et par une attitude de vérité, la simplicité se confond avec l’amour, suprême simplification, et conforme progressivement au Christ, rétablissant ainsi la ressemblance avec Dieu .
Des voix autorisées, en particulier les Pères Edmond Mikkers, ocso, et Charles Dumont, ocso,(1) ont perçu dans les écrits de Louyse de Ballon un écho fidèle de l’enseignement de Bernard de Clairvaux. Ce constat global a suscité la recherche dont ces pages livrent quelques fruits. Celle-ci s’est attachée à découvrir la trace de l’enseignement de Bernard dans les oeuvres de la moniale.
Au départ, l’enquête déçoit : assez rares et véhiculant les images classiques de l’iconographie bernardine, les références explicites à Bernard pourraient n’être que l’expression d’un simple attachement affectif. Plus fréquentes dans les constitutions, le coutumier, le directoire journalier, n’y seraient-elles pas introduites pour renforcer l’autorité de ces textes normatifs destinés à celles qui se disent « Filles de saint Bernard» ?
Puis, le regard s’affinant, les écrits spirituels proprement dits livrent leur secret. Si le style de Louyse de Ballon n’a pas l’ampleur et le lyrisme de celui de Bernard, il apparaît influencé par lui, avec ses formules ternaires, ses énumérations, ses interrogations, ses expressions typiques, telles que je le confesse, à la vérité, je le confesse, dis-je, voir et considérer,goûter et considérer, etc.
Enfin se révèlent, progressivement, en filigrane, sous les textes de la moniale, des réminiscences des écrits de Bernard, parfois de provenances diverses, parfois tirées d’un même sermon qui sous-tend la réflexion et peut susciter plusieurs pages d’appropriations diverses, toujours en relation avec la vie concrète. C’est ainsi qu’apparaît une « forme de relation au texte beaucoup plus subtile que celle que retiennent les index, moins artificielle que ne l’est la citation explicite, plus proche du régime commun de la langue, elle est l’indice d’un rapport au texte cité comportant le maximum d’intériorisation » (2).
Face à une telle familiarité avec l’œuvre de Bernard, la question de savoir quelles traductions de ses écrits Louyse de Ballon a fréquentées apparaît sans importance et propre à engager dans des recherches stériles. Et ce d’autant plus que cette moniale était en mesure de lire Bernard en latin, ce qu’elle a probablement fait, comme le suggère son écriture, ferme et sobre.
Ces pages voudraient montrer comment cette œuvre peu connue est tissée de réminiscences des écrits de saint Bernard. Elles ne sauraient le faire sans oublier que, pour lui comme pour sa disciple du XVIIe siècle,
» il nous faut avoir soin d’apprendre, d’abord et surtout, ce qui concerne le salut… ne pas apprendre par curiosité, mais uniquement en vue d’édifier soi-même ou son prochain » (S.BERNARD, Sermons sur le Cantique, 36, 2 et 3).
C’est dans cette perspective que les exemples d’assimilation et d’appropriation des sources bernardines donnés ici ont été choisis. Sans prétendre donner une vue d’ensemble de la physionomie spirituelle de Louyse de Ballon, ils tentent cependant d’en esquisser une approche, au moins partielle.
Après avoir relevé l’importance attribuée à l’expérience, celle-ci prend comme point de départ l’exigence de vérité, d’authenticité qui habite Louyse de Ballon. Elle montre comment l’appel à devenir vraie, véritable en toutes choses (Œuvres, I, p. 20) pousse cette moniale à développer une intériorité qui est ouverture au Christ, à ses « mystères », afin de s’y conformer, et de parvenir ainsi à la simplicité qui est vérité, qui est amour.
« Considérez votre expérience »
D’emblée, la référence à l’expérience, caractéristique des auteurs cisterciens, frappe le lecteur. Souvent, elle baigne dans un vocabulaire de tonalité à la fois biblique et bernardine : voir et considérer, goûter. De plus, Comme Bernard, Louyse de Ballon se dit dans l’impossibilité de communiquer à d’autres ce que seule l’expérience apprend :
» Nul ne sait, qui ne l’éprouve, ce que c’est que de traiter cœur à cœur avec Dieu.
Je ne saurais dire la simplicité où Dieu me tient… Ceux qui l’éprouveront sauront ce que c’est, mais pourtant, ils n’en pourront jamais rien dire qui approche de ce qu’ils en verront et goûteront.
Notre Seigneur nous fait voir par expérience que de nouvelles grâces nous rappellent tous les jours à son service.
Goûter Dieu et communiquer après avec les créatures, c’est une chose si différente que je laisse à juger à qui l’éprouvera… » (Œuvres, I, p. 147, 77, 145, 107).
Ces lignes, tirées des écrits de la moniale, portent indubitablement la marque de Bernard qui dit, à propos du même sujet :
« Vous aussi, considérez votre expérience… Un tel cantique, seule‘ l’onction de l’Esprit nous l’apprend (1 Jn 2,17)’, seule l’expérience nous l’enseigne.
Peut-être l’un de vous me demandera-t-il ce que c’est que de jouir du Verbe. À cela, je répondrai : demandez-le à quelqu’un qui en ait fait l’expérience. Ecoutez ce qu’en dit un homme qui avait fait cette expérience :’si nous avons été emporté hors de nous, c’était pour Dieu, si nous restons dans la mesure, c’est pour vous (2 Co, 5, 13)’. C’est-à-dire : mes relations avec Dieu sont une chose dont Dieu seul m’est témoin. (…) croyez-vous que je pourrai énoncer ce qui est ineffable ? » (S.BERNARD, Sermons sur le Cantique, 1, 11 et 85,14 ).
Dans d’autres passages de ses écrits, l’expérience de Louyse de Ballon porte sur le fait de recourir à Dieu dans les peines et les difficultés :
» Je n’ai jamais recouru à Lui dans mes peines qu’il ne m’ait donné le calme du cœur, par une paix intérieure si délicieuse que nul ne peut la comprendre que ceux à qui il fait cette faveur » (Vie, p.72).
Comme les Pères cisterciens, la moniale interrompt son exposé pour se tourner vers le Seigneur :
« Je puis bien dire qu’il fait bon recourir à vous, mon Seigneur, pour l’avoir souvent expérimenté » (Œuvres, I, p. 165).
Apparemment anodine, la formule provient du traité de Bernard sur L’amour de Dieu :
« À l’occasion de ses fréquentes nécessités, l’homme s’adresse souvent à Dieu et il l’appelle. Il le goûte et il expérimente ‘combien le Seigneur est bon’ (Ps 33, 9) » (S.BERNARD, L’amour de Dieu, IX, 26).
La formule, presque stéréotypée, toujours reprise dans les mêmes situations, assure que pour Louyse de Ballon, ce recours à Dieu est devenu habituel.
Vérité sur soi-même et compassion pour autrui
Se tenir ferme dans le regard de la vérité est une ligne de conduite de Louyse de Ballon et résume un conseil de Bernard qu’elle met en œuvre, comme le montre la comparaison des deux textes :
« Je me séparais de tout regard sur les créatures pour me tenir ferme dans celui de la vérité, mais ce fut avec un très bas sentiment et une profonde humiliation de moi-même »(Œuvres, I, p. 165).
« Si vous vous examinez intérieurement, sans dissimulation et à la lumière de la Vérité, avec un discernement que ne trouble nulle émotion, je ne doute pas que vous ne vous humiliiez à vos propres yeux » (S.BERNARD, Sermons sur le Cantique,32, 6).
L’humilité qu’engendre ce regard sur soi-même est présentée par Louyse de Ballon comme la véritable élévation des Filles de saint Bernard:
« La plus haute élévation des Filles de saint Bernard, c’est de se corriger elles-mêmes. L’humilité est aussi leur véritable élévation et leur extase propre » (Œuvres, II, p. 95-96).
« La considération que ‘tout homme est menteur’ (Ps 115, 11) et que Dieu est la vérité même m’a encore servi d’une puissante défense contre les attaques de la vanité « (Œuvres, I, p. 6).
Le terme extase et le verset de psaume cité conduisent au texte source, fondamental dans l’enseignement de Bernard :
« Humilié donc dans ce premier degré de vérité, comme il le dit lui-même dans un autre psaume – ‘Dans ta vérité, tu m’as humilié (Ps 118, 75)’ – le prophète va se regarder lui-même et, partant de sa propre misère, méditer la misère universelle et s’écrier comme hors de lui (in excessu) :’Tout homme est menteur (Ps 115, 11)’. Qu’est-ce à dire hors de lui ? Eh bien qu’il sorte de lui-même, ne fasse qu’un avec la vérité et se juge lui-même. Dans cette sorte d’extase(excessu), il dira, non pas avec indignation et mépris, mais avec compassion : ‘Tout homme est menteur (Ps 115, 11)’ » (S.BERNARD, Les degrés d’humilité, III, 6).
Posée comme point de départ de l’itinéraire spirituel la connaissance de soi, liée à un jugement de soi est donc une sortie de soi – une extase – et une adhésion à la vérité. Mais ce premier degré de vérité, en amenant à méditer la misère universelle, engendre la compassion pour autrui. C’est la deuxième étape de l’itinéraire tracé par Bernard :
« Le malade compatit au malade. (…)
Pour que ton cœur soit touché de compassion pour la misère d’autrui, il faut premièrement que tu connaisses la tienne propre afin que tu découvres dans ta propre âme l’âme de ton frère et apprennes de toi-même comment lui venir en aide » (S.BERNARD, Les degrés d’humilité, III, 6).
Cela, Louyse de Ballon, infirme et souvent malade, l’a probablement découvert très tôt, mais elle le formule en langage bernardin:
« Me voyant telle que je suis, cela m’a fort aidée à compatir aux infirmité d’autrui. Un malade dont toute la vie est remplie d’incommodités ne serait-il pas plus porté à avoir compassion de ceux qu’il verrait incommodés comme lui et même à leur apporter tous les soulagements qu’il pourrait qu’une personne qui serait pleine de santé ? » (Œuvres, II, p. 20).
« Animer les actions »
Toujours en quête d’authenticité, Louyse de Ballon exhorte sans cesse les moniales à ne pas se contenter d’une fidélité toute extérieure mais à animer leurs actions, à tout faire par esprit d’oraison :
« Dieu m’a donné une grande estime de l’exercice d’animer spirituellement nos actions (…) Cet exercice est d’une plus grande conséquence » (Œuvres, I, p. 101-102).
Cette manière de s’exprimer porte la marque d’une époque et sa relation avec les écrits cisterciens n’apparaît pas d’emblée ! Cependant, les expressions utilisées et, d’abord, l’attitude qu’elles traduisent, s’enracinent dans un passage de la Vie de Bernard que la moniale du XVIIe siècle nous apprend à lire correctement. Loin d’y reconnaître, comme le font certains, une apologie du « sentiment de la nature », elle y découvre le rappel de l’interaction qui s’exerce entre la Parole entendue et la Parole vécue. Il ne suffit pas, remarque-t-elle, de se tenir à la doctrine, autrement dit, de s’en contenter. C’est sa mise en œuvre, accompagnée de saintes dispositions qui lui donne de devenir la vraie science des saints :
« C’est, si je ne me trompe, ce que notre Père saint Bernard nous voulait faire entendre quand il disait qu’il avait appris ce qu’il savait en coupant et en portant du bois pour le besoin et l’usage de ses frères, vu qu’il signifiait par là que ç’avait été surtout par ses actions bien animées, c’est-à-dire accompagnées de saintes dispositions intérieures qu’il avait acquis la doctrine sainte, la vraie science des saints. Car plusieurs sont doctes qui ne sont pas saints parce qu’ils se tiennent à leur doctrine et, que dans l’action, ils ne s’appliquent pas à la récollectionintérieure » (Œuvres, I, p. 101-102).
Le passage de la Vie de Bernard que Louyse de Ballon cite librement montre que le jeune moine s’adonne, de son plein gré, à des travaux pénibles et considérés comme vils :
« S’il lui arrivait, faute d’habitude et d’expérience, de ne pouvoir se livrer aux travaux que les autres accomplissaient, il rachetait cela en bêchant la terre, en coupant du bois, en portant des fardeaux sur ses propres épaules, (…) il se rabattait sur les occupations les plus viles« (Première Vie de Bernard, I, IV, 23).
De cet exemple, sa disciple tire une première leçon en incitant fréquemment les moniales à mettre la main à tout et à le faire de bon cœur, ou volontiers,(cf . Œuvres, I p. 120), expressions qui, en quelques-uns de ses textes, traduisent le libenter, cher à Bernard et lié à son enseignement sur la liberté recouvrée dans le Christ qui donne d’agir spontanément en vue du bien.
En poursuivant sa lecture du portrait de Bernard, Louyse de Ballon s’attarde sur ces lignes :
« Il était en quelque sorte tout entier au travail extérieur et tout entier appliqué à Dieu. À l’heure du travail, il priait en lui-même ou il méditait sans interrompre les œuvres extérieures (…) tout ce qu’il sait des saintes Ecritures, tout ce qu’il y découvre de sens spirituels, il dit l’avoir reçu en méditant et en priant dans les forêts et dans les champs et il a l’habitude de dire à ses amis, avec grâce et joie, qu’il n’eût jamais d’autres maîtres que les chênes et les hêtres » (Première Vie de Bernard, I, IV, 23).
Cette page inspire à la lectrice un programme de vie :
« Au lieu de m’occuper l’esprit de mon travail, je ne l’avais occupé que de Dieu.
Tout doit être Dieu dans nous comme tout était Dieu dans les saints ; nous rendrons compte à Dieu de notre vie intérieure. Cette vie est la vie du cœur. La négliger, c’est faire ses actions par routine. Il faut donc leur donner vie et les animer » (Vie, p. 89 et 560).
La formule bien frappée tout entier au travail extérieur et tout entier appliqué à Dieu semble éveiller en Louyse de Ballon le souvenir d’une exhortation de Bernard où se retrouve l’expression être tout entier :
Si tu entends te dévouer à tous à l’exemple de celui qui s’est fait tout entier à tous (1 Co 9, 22), j’approuverai ton dévouement, mais rappelle-toi que tu te dois aussi à toi-même (La Considération I, 6).
Ces lignes, tirées du traité sur La Considération dont la réformatrice s’est beaucoup inspirée, semblent se retrouver, amalgamées avec les notations provenant du portrait de Bernard, dans le portrait de la religieuse qui anime ses actions:
« Elle est aussi contente d’éplucher des herbes ou de nettoyer des légumes que de faire de la broderie. Elle fait tout de bon cœur et son cœur est tout en ce qu’elle fait. Enfin la voilà à tout et néanmoins toute et unique à Dieu » (Œuvres, II, p. 105).
Une fois de plus, tout en rédigeant son exhortation à animer spirituellement nos actions, la moniale se tourne vers le Seigneur, comme les Pères cisterciens le font souvent:
« O bon Jésus, que cela va mal dans les maisons religieuses
quand on y fait les meilleures choses,
par coutume
avec nonchalance,
avec je ne sais quelle insensibilité
qui les fait faire sans goût, sans affection
et, souvent même, sans la moindre application d’esprit ! » (Œuvres, II, p. 102).
Dans cette exclamation, non seulement les termes utilisés et leur énumération rappellent Bernard, mais un passage de sermon affleure, fondé sur une parole de saint Paul qu’il cite souvent :
Je ne dis pas cela pour que nous ayons le cœur sec (ut sine affectione simus) et que, sans amour, nous nous bornions à mettre la main aux œuvres. Parmi les pires maux auxquels succombent les hommes, l’Apôtre comptel’absence d’affection (Cf. Rm 1, 31) (S.BERNARD, Sermons sur le Cantique, 50, 4).
De plus, Louyse de Ballon introduit une expression qui revient souvent sous sa plume : application d’esprit . Elle ne saurait passer inaperçue car elle constitue la définition de la considération donnée dans le traité de Bernard sur ce sujet :
» La considération consiste à réfléchir intensément pour découvrir cette vérité ; on peut dire qu’elle est une application de l’esprit (intensio animi) à sa recherche » (La Considération I, 6).
La récurrence du terme considération dans les écrits de Louyse de Ballon et les autres réminiscences du même traité viennent corroborer ce rapprochement. Cette application d’esprit est prioritaire, dit la moniale :
« Il nous faut donc avoir sur toutes choses ce soin d’animer toutes nos actions lequel est une espèce d’oraison continuelle » (Œuvres, I, p. 103).
L’expression vigoureuse qu’elle utilise – avoir sur toutes choses, c’est-à-dire avant tout – semble provenir d’un Sermon divers de Bernard :
« En toutes nos actions, l’œuvre à accomplir, c’est la vigilance de l’âme, surtout dans la prière » (Sermons divers, 25, 8).
Toujours dans le même enseignement, Louyse de Ballon se rappelle aussi les paroles que, selon son biographe, Bernard adresse aux novices de Clairvaux pour les inciter à laisser le corps à la porte c’est-à-dire à maîtriser la concupiscence charnelle :
« Dieu est esprit et ceux qui le cherchent doivent suivre les voies de l’esprit et non celles de la chair. Quand il fut abbé de Clairvaux, nous l’avons souvent entendu dire aux novices : Si c’est vers les réalités intérieures que vous vous hâtez, laissez-là, à la porte, le corps que vous avez apporté du siècle ; que seul l’esprit entre, car ‘la chair ne sert de rien (Cf. Jn 6, 63)’. Pour lui, tout entier absorbé par l’esprit ,toutes ses espérances, toutes ses intentions, toutes ses pensées, toute sa mémoire étaient en Dieu » Première Vie de Bernard, I, IV, 20).
Traitant ici des dispositions qui devraient accompagner le travail, la réformatrice retient surtout le fait que Bernard était tout entier absorbé par l’esprit. D’où son injonction : tout doit être esprit. Par là, elle n’entend pas rejeter le labeur et l’ascèse mais dire qu’ils ne sont d’aucun profit si aucune dimension intérieure ne les anime. Sa conviction la pousse à ajouter que, pour une religieuse et pour la communauté, une telle carence est plus dommageable qu’une infirmité corporelle :
« Car tout doit être esprit. Il est écrit de saint Bernard que lorsqu’il recevait quelque novice, il lui disait : « Laissez votre corps à la porte et qu’il n’y ait que votre esprit qui entre céans ». Je supplierais volontiers ce grand saint qu’il réduisît dans un lit la sœur qui devrait rendre son esprit si malade que de faire ses actions seulement parce qu’il faut les faire. Car il vaudrait mieux cent fois que son corps fût infirme que son esprit. Au moins n’aurait-on pas alors le déplaisir de la voir agir sans attention à ce qu’elle fait » (Œuvres, I, p. 103).
« Ruminer la Parole »
Loin de cultiver une intériorité vague et indéfinie, l’application d’esprit qui devrait animer les actions relie au Christ, par la méditation de ses mystères célébrés dans la liturgie. Elle privilégie la rumination de la Parole. Louyse de Ballon fait siennes cette expression et cette pratique typiquement cisterciennes et elle nous en laisse des exemples.
On la voit ainsi ruminer le Psaume 1 à partir de la lecture que Bernard en fait dans son Sermon pour la fête de saint Benoît (no 6) qui, dit-il, fut pendant longtemps connu de Dieu seul et porta, en son temps, un fruit considérable. Ce sermon sous-tend d’autres textes de Louyse de Ballon : ils exhortent les sœurs à mourir comme le grain de froment (cf. Jn 12, 24) avant de porter du fruit et les communautés à bien s’enraciner avant d’entreprendre des fondations (cf. (Œuvres, I, p. 68-70 et Vie, p. 429).
Ici, elle préconise encore la stabilité et l’enracinement, à la lumière d’un autre passage du même sermon. Bernard, déjà, y transpose le début du psaume, en s’inspirant de la formule ternaire du premier verset et de l’invitation à méditer la Loi de Dieu qui lui fait suite :
« Leur plus grand plaisir (aux anges), c’est de vous voir prier dans le secret, ruminer un psaume ou occupés à quelque chose de ce genre » ( Sermon pour la fête de saint Benoît, no, 10).
La lectrice met en pratique cette exhortation et sa rumination épouse tout à la fois le rythme de ces lignes et celui du psaume tout entier qu’il convient de relire :
Heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies,
ni dans la voie des méchants ne s’arrête,
ni au conseil des rieurs ne s’assied,
mais se plaît dans la voie du Seigneur,
mais murmure sa loi jour et nuit.
Il est comme un arbre planté près des ruisseaux
qui donne son fruit en la saison (…)
tout ce qu’il fait réussit ;
pour les impies rien de tel :
ils sont comme la balle qu’emporte le vent.
Ainsi les impies ne tiendront pas au jour du jugement. (Ps 1).
L’appropriation du psaume, relu à la lumière de la vie de saint Benoît, tire du sermon de Bernard et du psaume, transposés et amalgamés, un enseignement propre à éclairer la vie quotidienne au monastère. Comme le psalmiste, Louyse de Ballon souligne le contraste entre celle qui s’enracine et celle qui s’agite. À travers ces lignes se manifestent un don d’observation très fin et un remarquable sens du rythme :
Cette sœur qui file en paix la quenouille dans sa cellule
et qui s’y occupe de bonne pensées,
ou qui se tient unie à quelque saint,
ou appliquée à quelque mystère
et qui ne perd point son temps dans son travail,
se trouvera le soir plus considérable devant Dieu
qu’une supérieure
qui, par son empressement, veut tout ordonner
et qui, cependant, ne met ordre à rien
et qui perd son temps au parloir
ou par la maison. (Œuvres, I, p. 118).
« Désirer la venue du Sauveur en nous »
Partageant avec ses sœurs l’expérience de l’une de ses Retraites spirituelles, Louyse de Ballon écrit :
« Ma première pensée (…) a été que les patriarches et les prophètes avaient beaucoup prié et soupiré avant la venue du Sauveur (…) comme s’ils lui eussent dit : « Venez, ô le Désiré et l’Attente de toutes les nations. Car, sans votre venue, nous sommes perdus ». (…) Il faut, avec les patriarches et les prophètes, prier, gémir, pleurer et demander la venue du Sauveur en nous » (Œuvres, II, p. 85).
À l’évidence, cette première pensée naît d’un texte de Bernard qui habite la moniale. Spontanément, au seuil de sa retraite, elle retrouve le mouvement, le vocabulaire et le message d’un sermon qui convient particulièrement à sa démarche spirituelle, puisqu’il traite du désir du Sauveur :
« L’ardent désir des patriarches appelant la présence charnelle de Jésus-Christ est pour moi le sujet de fréquentes méditations. Les plaintes de nos ancêtres exigeaient le saint baiser, c’est-à-dire la mystérieuse incarnation future du Verbe. Les prophètes sollicitaient une nouvelle certitude, garantie par la présence dans la chair du Rédempteur ».
Les envoyés de Dieu, dit encore ce sermon, ne sauraient répondre pleinement aux besoins et aux attentes de l’âme. Lui-même doit venir :
« Toute âme parfaite disait, en effet : À quoi me servent en effet les obscures sentences des prophètes ? (…) La langue de Moïse est confuse, les lèvres d’Isaïe sont impures, Jérémie est un enfant qui ne sait pas parler. C’est lui-même qui doit parler maintenant. (…) J’attends la divine présence » (S.BERNARD, Sermons sur le Cantique, 2, 1, 7 et 2).
Dans la mémoire de Louyse de Ballon, ce sermon est relié à un autre Sermon sur le Cantique, proche par le vocabulaire et le contenu : l’âme ne peut rencontrer pleinement Dieu à travers la création, les songes et les visions. De plus, pour traiter de l’intervention divine, il utilise les termes visiter et toucher, tous deux importants dans le vocabulaire de Bernard :
« Cette vision divine a lieu lorsque Dieu daigne visiter une âme. Lorsqu’une telle âme a souvent soupiré ou plutôt prié sans interruption à force de désirer la présence divine… Une âme ainsi touchée (affecta) et ainsi aimée ne se contente de cette connaissance que l’Epoux donne à travers la création, ni de la manière dont il se manifeste par des visions ou par des songes. Non, elle attend de recevoir au plus intime de son affection Celui qui, du ciel, vient à elle (…) il n’apparaît pas, il touche (…) il ne frappe pas les oreilles mais touche le cœur » (S.BERNARD, Sermons sur le Cantique, 31, 4, 5-6).
Imprégnée de ces deux sermons, Louyse de Ballon amalgame une fois de plus les réminiscences qui font l’objet de sa rumination. Elle en reprend les termes importants qu’elle faits siens :
« Ces bons saints m’ont donné sujet de penser que tous nos soins, tous nos efforts, tous nos travaux sont vains si Dieu ne nous touche, s’il ne nous visite et vient lui-même en nous et qu’il faut beaucoup prier, soupirer, gémir, pleurer, ressentir la nécessité extrême et absolue que nous avons de lui et attendre tout de sa bonté » (Œuvres, II, p. 85).
Elle poursuit en montrant que le fait de ne pas sentir cette nécessité pousse à chercher auprès de certaines personnes ce que Dieu seul peut donner. Elle le fait encore à la manière de Bernard, en usant de termes fréquents chez lui, aveuglement et dureté de cœur, et d’une triple interrogation :
« C’est ici qu’est l’aveuglement et la dureté de cœur, de ne pas connaître et de ne pas sentir cette nécessité. Car il nous semble, par exemple, que de certaines personnes pourraient nous aider dans nos bons desseins (…) À combien de Pères spirituels veut-on parler ? Combien de conférences veut-on avoir avec eux ? Combien d’avis veut-on en recevoir ? « (Œuvres, II, p. 85).
Puis elle évalue les effets de ces entretiens à la lumière du traité de Bernard, sur Les degrés d’humilité et d’orgueil. Traitant de la vaine joie, il écrit:
« (Le moine) s’évade vers le mirage d’une consolation irréelle. Il restreint sa curiosité du côté où il risquerait d’apercevoir son insuffisance (…) et il se porte tout entier du côté opposé (…) sa joie peut être continuelle » (S.BERNARD, Les degrés d’humilité et d’orgueil, XII, 40).
La lecture de ce traité semble avoir également appris à Louyse de Ballon l’art d’esquisser de brefs portraits qui ajoutent une touche d’humour à son enseignement :
« Et quand on est de retour de leur entretien, combien de fois répète-t-on ces paroles de vaine joie et d’amour propre : « Que ce Père est brave, qu’il a de l’esprit, qu’il s’énonce bien (…) il m’a dit tout ce que je désirais ! Mais vient-on à toucher cette sœur au doigt seulement, hélas, la voilà toujours la même ! (…) Il faut donc qu’elle prie beaucoup et qu’elle ressente sa propre nécessité, avec ces bons patriarches de l’Ancien Testament» (Œuvres, II, p. 85-86).
Louyse de Ballon reconnaît ensuite que ces entretiens spirituels peuvent procurer quelque avantage à l’âme ; ils peuvent l’éclairer, la détromper, la rassurer. Mais ajoute-t-elle, c’est un bien autre secours de ressentir sa nécessité devant Dieu. Dans ces deux pages, la récurrence du terme nécessité semble renvoyer au traité de Bernard sur La Grâce et le libre arbitre dans lequel il revêt le sens fort que sa lectrice a bien perçu. Bernard, en effet, considère comme nécessaire, d’une nécessité vitale, le Christ intervenant pour la restauration de l’homme :
« À l’homme, par conséquent est nécessaire le Christ Puissance de Dieu et le Christ Sagesse de Dieu » (S.BERNARD, La Grâce et le libre arbitre, VIII, 26).
« J’abandonne ma vie à votre vie »
Parlant du temps où elle était encore à l’abbaye de Sainte-Catherine, Louyse de Ballon confie qu’elle aimait surtout le mystère de la Nativité. Elle s’émerveille, s’étonne et se laisse toucher :
« J’étais extrêmement touchée de voir les admirables inventions d’amour qu’il avait mises en usage pour nous attirer à lui (…), comme de se faire enfant, de se rendre accessible et bienfaisant à tout le monde » (Œuvres, I, p. 201).
Une fois de plus, les termes les plus significatifs proviennent des sermons de Bernard pour cette fête. Il écrit :
» Ne t’enfuis pas, sois sans crainte, il n’a pas pour but de punir, mais de sauver… le voici enfant et enfant sans voix… le vagissement d’un enfant suscite l’attendrissement plutôt que le tremblement » (S.BERNARD, Sermons pour la Nativité, I, 3).
La note dominante de la méditation de la moniale devant l’Enfant est son désir de lui ressembler, de se conformer à lui, de l’imiter :
» Quel cœur n’en serait attendri jusqu’à se fondre tout en amour par un désir ardent de lui ressembler…
Qui le peut aimer véritablement sans ce désir effectif de l’imiter ?
N’êtes-vous pas venu exprès en ce monde pour nous servir de modèle ? Malheur à nous si nous ne nous conformons pas ! »(Œuvres, I, p. 201-202).
Ces termes appartiennent au thème de l’image, central chez Bernard, et ils sont récurrents dans ses Sermons pour la Nativité :
« Quelle nécessité poussait le Seigneur de majesté à s’anéantir de la sorte sinon celle de vous voir agir de même… Rendez-vous conformes à lui par la rénovation spirituelle de votre esprit » (S.BERNARD, Sermons pour la Nativité, I, 1 et 2).
« Toutes ces réalités, c’est pour moi qu’elles sont survenues, c’est à moi qu’elles sont offertes, à moi qu’elles sont proposées comme un modèle à imiter.
O quelle dureté que celle de mon cœur ! Toi, Seigneur, toi le Verbe fait chair, puisses-tu faire de mon cœur un cœur de chair » (S.BERNARD, Sermons pour la Nativité, III, 1 et 3).
Dans ce dernier texte, l’importance des expressions « pour moi », « pour nous » n’échappe pas à Louyse de Ballon qui les traduit en formules denses avant d’en déployer et d’en vivre toute la richesse :
« C’est lui-même qui nous a rachetés, lui-même qui nous doit mener à son Père, lui-même qui s’est fait tout nôtre…Tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour nous, toute sa vie est nôtre» « (Œuvres, I, p. 201-202).
Toute sa vie est nôtre : avec cette déclaration, Louyse de Ballon traduit non seulement une phrase de Bernard, mais la visée centrale de ses sermons liturgiques, affirmant avec lui que chacun des mystères du Christ doit façonner la vie du disciple. Aussi, chaque jour, dès son réveil, la moniale dit au Seigneur :
« Je m’expose en esprit à la conduite de la grâce de ce vôtre mystère » (Directoire journalier, art I).
Par là, elle exprime son désir de se laisser transformer par le mystère célébré dans la liturgie. Le même désir, traduit par l’expression abandonner sa vie, s’affirme de manière plus ample dans deux textes parallèles. Par leur mouvement et par leur contenu, ils évoquent les paroles que Bernard met sur les lèvres du Seigneur dans le deuxième de ses Sermons pour la Pentecôte. Avant d’entendre l’écho que ce fragment de sermon éveille dans le cœur de Louyse de Ballon, il convient de le relire :
» Je te donnerai, dit le Seigneur, non seulement ma conception
et tous les âges de ma vie,
mon enfance, ma jeunesse.
J’y ajouterai ma mort,
ma résurrection,
mon ascension et l’envoi de l’Esprit-Saint.
Et cela
pour que ma conception purifie ta conception,
pour que ma vie élève ta vie,
pour que ma mort détruise ta mort,
pour que ma résurrection précède la tienne,
pour que mon ascension prépare la tienne,
enfin pour que l’Esprit vienne en aide à ta faiblesse »(Sermons Pentecôte, II, 5).
Dans la mémoire de la moniale, ce fragment de sermon est associé à une prière faite ailleurs par Bernard :
» Viens, Seigneur Jésus, règne seul en mon âme » (A la louange de la Vierge Mère, II, 4).
Et les deux réminiscences se fondent en une ardente aspiration spirituelle :
» Que le seul amour de mon divin Maître vive en moi et autour de moi, c’est à-dire en tout ce qui me regarde de quelque manière que ce soit, pensées, paroles, œuvres, enfin tous les états et tous les moments de ma vie » (Œuvres, II, p. 3).
Le deuxième texte inspiré par le même sermon est une confidence. Les termes utilisés et aussi les lignes qui suivent suggèrent que l’expérience relatée pourraient être celle du don que le Seigneur lui fait de tous les âges et de tous les mystères de sa vie énumérés par Bernard et que Louyse de Ballon résume ainsi :
« La présence de Notre-Seigneur, dans son adorable Humanité, me fut vivement imprimée et j’en fus extrêmement consolée… « (Œuvres, II, p. 3).
Elle répond à cette présence par une prière qui, une fois de plus, épouse le rythme du texte de Bernard et reste dans le droit fil de la pensée, axée sur la conformité au Christ. Mais elle transpose les termes en sorte que l’accueil de la présence du Christ et la réponse à ce don se trouvent rapprochés de sa vie quotidienne:
Dans l’abondance de cette favorable consolation, je lui dis :
« Oui, mon Seigneur je m’abandonne de nouveau à vous,
j’abandonne ma vie à votre vie,
mon âme à votre âme,
mon cœur à votre cœur,
mes actions à vos actions,
mes paroles aux vôtres.
Enfin, je m’abandonne toute à vous comme à mon tout ». (Vie, p. 547).
« Que je le voie en tout et qu’il soit unique en moi »
Le même désir de conformité et la même aptitude à transposer un texte apparaissent ailleurs. Ainsi, un extrait du commentaire de Bernard sur le deuxième verset du Cantique des Cantiques se dissimule sous un enseignement sur le silence. Ce que Bernard dit du Nom de Jésus est attribué au silence. Le fait que tous deux sont présentés comme des remèdes a certainement déclenché le processus de transposition et, peut-être, plus profondément encore, le fait que le silence de Louyse de Ballon était rempli par l’invocation du Nom de Jésus, qu’elle s’était abandonnée au silence de Jésus. Ici, elle s’en prend aux discours en l’air que l’amour-propre suggère à celles qui se croient offensées et elle conseille de garder généreusement le silence :
« Car, par le silence,
la colère s’éteint,
l’orgueil s’évanouit,
la tentation se dissipe,
l’esprit humain s’humilie,
enfin, c’est le remède le plus utile
pour tout ce qui se passe dans nous-même » (Œuvres, II, p. 196).
Celle qui a écrit ces lignes avait appris par cœur l’un des textes les plus connus de Bernard :
« (Le Nom de Jésus) est aussi un remède.
Rien de tel (que cette invocation du Nom)
qui maîtrise la colère,
calme l’enflure de l’orgueil,
guérit la blessure de l’envie,
contient le flot de l’impureté,
éteint la flamme de la convoitise,
domine la soif de l’avarice
et repousse le prurit de toutes les hontes » (Sermons sur le Cantique, 15, 6).
Une telle interprétation semble restreindre la portée du sermon. Mais on constate que la lectrice s’approprie souvent un texte dans une situation précise qu’il éclaire. Elle en extrait, au fil des circonstances de sa vie, de multiples leçons. Ses écrits sont ainsi ponctués de brèves notations qui manifestent des constantes de sa vie intérieure.
En voici une série. Leur point commun est que la moniale cherche toujours dans le Seigneur ce dont elle a besoin ou ce qu’elle désire, tant au point de vue matériel qu’au point de vue spirituel :
« Quand j’avais froid (à l’église de Sainte-Catherine), le Seigneur, me servait souvent de feu (Vie, p.84).
Allant de nuit par la maison, je le regarde comme ma lumière (Œuvres, I, p. 187).
Souvent, (Seigneur) vous avez été ma force au plus fort de ma faiblesse (id. p. 65).
O mon Dieu, quand me serez-vous le temps où je me dois reposer éternellement (ibid. p.17).
(Jésus-Christ), que je le voie en tout et qu’il soit unique en moi ! Que je le regarde lui seul ! » (Vie, p. 526).
Parlant de Marie, elle écrit:
« JESUS-CHRIST lui était toutes choses, elle ne considérait en tout que lui » (Œuvres, II, p.207).
Ces brèves déclarations n’attirent pas l’attention tant qu’elles sont isolées les unes des autres. Rapprochées, elles suggèrent qu’elles sont inspirées par le même texte dont le message est monnayé spontanément à propos des petits comme des grands événements. La source d’inspiration se laisse reconnaître au moment où Louyse de Ballon exprime de manière plus ample ce que devrait être le Seigneur pour elle.
Alors qu’elle se trouve au monastère de Cavaillon, dans le Vaucluse, elle avoue qu’elle voudrait y rester. Elle n’a point rencontré d’air aussi favorable à sa santé, ce qui lui permet de suivre en tout le train de la communauté, principalement pour le chœur. De plus, dit-elle, cette ville étant un lieu de fort grand passage, j’y pourrais voir, de fois à autre, un Père en qui j’ai beaucoup de confiance. Elle ajoute : Je serais ici moins connue et plus solitaire, comme étant éloignée de mon pays et de mes parents. Elle entend alors un reproche de Notre-Seigneur qui passe doucement dans son esprit :
« Point de santé ni de maladie,
point de vie ni de mort,
point de créature ni de soi-même,
point de désir d’être connue ou inconnue,
point de fuite ni d’arrêt.
Par le moyen de ces paroles qui me sont demeurées fort avant dans l’esprit, je me suis à nouveau dépouillée de tout cela comme l’ayant tout abandonné à Jésus. Et ce doux Sauveur me fait entendre qu’il me veut être tout cela.
Oui, Jésus est mon air et mon lieu,
il est ma santé et ma maladie,
il est ma vie et ma mort.
Tout unique qu’il est, il m’est toute chose » (Vie, p. 548-549).
Le choix posé ici par Louyse de Ballon constitue une des plus hautes expressions de la simplicité qui ne veut que Dieu. Mais, dans cette page, la trace de Bernard est perceptible à travers le rythme du texte, l’affirmation que tout est dans le Verbe, qu’il est remède, secours, source de progrès et qu’il n’y a pas à chercher autre chose que lui. Ces indices orientent vers une grande page de Bernard :
» Tu pries mal
si, en priant, tu cherches autre chose que le Verbe,
ou si tu ne demandes pas l’objet de ta prière par rapport au Verbe,
car tout est en lui ( in ipso sunt omnia) :
Là sont les remèdes aux blessures,
là les secours dans la nécessité,
là l’amendement des défauts,
là, la source des progrès,
là se trouve tout ce qu’il est bon pour un homme de recevoir et d’avoir, tout ce qui lui convient, tout ce qu’il lui faut.
Il n’y a aucune raison de demander au Verbe autre chose que lui-même puisque lui est tout (cum ipsum sit omnia) (Sermons sur le Cantique, 86,3).
Ici, comme en d’autres textes autobiographiques, la présence d’une source d’inspiration bernardine pose une question : du fait qu’un reproche du Seigneur est explicité à l’aide d’un texte de Bernard, n’est-il pas permis de penser que ce dernier a déclenché l’expérience rapportée ? Répondre par l’affirmative et mettre en doute la réalité de l’expérience vécue ou son antériorité par rapport à l’écrit reviendrait à oublier qu’ « une expérience religieuse est toujours précédée et informée par d’autres expériences qui sont venues au langage, qu’il n’y a pas d’expérience religieuse à l’état pur qui soit indépendante du langage qui l’interprète » (3).
Cette loi se vérifie souvent dans les écrits de Louyse de Ballon. Quand elle confesse avoir reçu de Dieu une lumière, une instruction ou quand elle a eu une pensée, le contenu en est formulé à l’aide des paroles de Bernard. Devenues, en quelque sorte, sa langue maternelle, celles-ci lui permettent de comprendre et d’exprimer ce qui advient dans son cheminement spirituel, d’en découvrir toute la portée et d’en percevoir les harmoniques.
Ainsi, page après page, cette devancière dans la vie monastique nous apprend à habiter les écrits de Bernard jusqu’à ce qu’eux-mêmes et la Parole qui résonne en eux habitent la mémoire et, à partir d’elle, passent dans l’élan du désir et dans la manière de vivre (Sermon pour la Nativité de Marie, no 10, et Sermon V pour l’Avent, no 2).
Notes
(1) Edmond MIKKERS, ocso, Introduction à BALLON Louyse de, Ecrits spirituels. Monastère Notre-Dame de Géronde, CH 3960 SIERRE, 1979 (Réimpression anastatique des « Œuvres de piété » Paris, 1700.)
DUMONT Charles, ocso, La simplicité comme principe de réforme chez la Mère Louise de Ballon, Collectanea Cisterciensia, tome 41, 1979/1. De larges extraits de ces deux textes se trouvent sur ce site sous le titre « Louyse de Ballon »,
(2) A. M. PELLETIER, Lectures du Cantique des Cantiques, Rome, 1989, p.145.
(3) C. Geffré, Diversité et convergences de l’expérience religieuse, Revue de l’Institut catholique de Paris, juillet-septembre, 1989, p. 19.