À Géronde, en effet, les vicissitudes de l’histoire n’ont pas permis aux trésors d’art sacré de s’accumuler ! Les dossiers des stalles hautes ont disparu, seuls subsistent les sièges, les accoudoirs et quatre jouées, sommées par de grandes figures sculptées dans la masse. Les stalles basses ont subi plus de ravages encore : il n’en reste que huit jouées, toutes sommées par deux figurines. Faute d’indications sur leur agencement initial, les éléments épargnés ont été regroupés de manière arbitraire. Ils forment deux rangées de stalles, comptant chacune six sièges devant lesquels des prie-Dieu, intégrés à l’ensemble, sont encadrés par les jouées des stalles basses.
L’analyse stylistique de l’œuvre permet d’affirmer qu’elle fut réalisée entre 1425 et 1430, par des artistes probablement liés à la cour de Bourgogne, donc dans une zone d’influence flamande. Première réalisation notable des carmes arrivés en 1425, les stalles furent vraisemblablement placées dans la nef actuelle de l’église qui servit de chœur à la communauté jusqu’à la construction du vaste chœur gothique, entreprise quelques décennies plus tard.(1)
Quel fut le projet iconographique qui assurait l’unité de l’ensemble ? La question demeure sans réponse. Pour autant, les petits personnages rescapés du saccage et du pillage, isolés, seuls ou à deux sur une jouée, comme des naufragés sur leurs radeaux, sont-ils devenus insignifiants ? Au contraire, chacun acquiert, par son isolement, une singulière force d’expression. En même temps, tous semblent attendre le regard qui les rapprochera les uns des autres pour donner plus de force à leur message.
Ce regard constate d’emblée que la plupart d’entre eux se présentent avec un écrit – livre ou rouleau des Evangiles, gros in-folio d’un commentaire ou Livre d’heures – indiquant par là que seule la Parole peut éclairer leurs visages. Mais en cette église, aujourd’hui, la Parole vibre des échos qu’elle a éveillés en Bernard de Clairvaux ? Le voilà donc invité à participer à cette visite, non sans quelque impertinence à son égard, si l’on se rappelle son souci de dépouillement en ce qui concerne la décoration des églises ! Objection balayée par une autorité irrécusable : « Qu’importe, du moment que le Christ est annoncé ! (cf. Ph 1, 16) ».
Annonce du Christ et réponse en Christ, le petit monde des stalles peut évoquer l’une et l’autre, présentes toutes deux dans la vie de chacun des personnages. Annonce et réponse nous situent d’emblée en contexte d’Alliance, au cœur de « la recherche mutuelle de Dieu et de sa créature spirituelle qui est l’objet principal de l’enseignement de Bernard de Clairvaux ». Dès son premier sermon pour l’année liturgique, celui-ci pousse un cri d’émerveillement que la statuaire des stalles semble ratifier : « Admirable condescendance de Dieu qui nous cherche, grande dignité de l’homme ainsi cherché ! » (Sermons pour l’Avent, I, 7).
« Réjouis-toi, Marie !»
Côté nord, au centre de la rangée, un visage intact nous surprend. Rayonnant de joie, l’ange Gabriel se fait le messager d’un Dieu épris de sa créature : « Réjouis-toi, Marie… Tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu concevras et enfanteras un fils (Lc 1, 30-31)».
Marie écoute, attitude qui exprime sa foi. Attitude qui doit être celle de tous les chercheurs de Dieu :
L’Esprit Saint éduque l’ouïe avant de réjouir la vue…
‘Ecoute, ma fille, et vois (Ps 44,11)‘. L’oreille s’ouvre la première à la vie car la foi naît de ce qu’on entend (Rm 10, 14). Je souhaite que le Seigneur m’ouvre les oreilles, à moi aussi, afin qu’entre en mon cœur la parole de vérité qui purifiera mes yeux et me préparera à la vision bienheureuse (Sermons sur le Cantique, 31, 6 et 28, 7. 5-6).
Alliant magnanimité et humilité, Marie est en cela encore un modèle pour tous les croyants :
Si petite à ses yeux, la Vierge n’en était pas moins magnanime dans sa foi en promesse car, dans le cœur des élus, la grâce divine réussit ce prodige d’une humilité sans petitesse d’âme et d’une magnanimité sans orgueil.
De même, tous ont part à la grâce qu’elle reçoit :
‘Tu as trouvé grâce’ Marie, une grâce personnelle car, seule, tu as trouvé cette plénitude, mais aussi une grâce commune à tous, car ‘de cette plénitude tous reçoivent’ (Cf. Lc 1, 30 et Jn 1, 16) (Sermon pour l’octave de l’Assomption, 13).
« Voici l’Agneau de Dieu ! »
Côté sud, au milieu de la rangée, un autre messager, Jean le Baptiste pointe son index vers celui dont il témoigne : ‘Voici l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde’ (Jn 1, 29). Le geste invite à écouter l’Ecriture sainte pour reconnaître en Jésus celui qu’annonçaient les figures de l’Agneau pascal, du Serviteur souffrant et, plus largement, tout l’Ancien Testament.
Mais l’Agneau posé sur le livre renvoie aussi aux pages de l’Apocalypse qui célèbrent la victoire pascale de Jésus, ‘seul capable d’ouvrir le Livre (Ap 5, 5)’, seul capable d’ouvrir à l’intelligence complète des Ecritures, du dessein de Dieu. Bernard s’en émerveille :
Chose admirable et stupéfiante, la suprême puissance est devenue faiblesse et la Sagesse est devenue comme folle. ‘Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes (1 Co 1, 25)’.
Jésus a souffert, il est mort, il a été enseveli. Mais, le troisième jour il est ressuscité et lui qui s’était manifesté comme Agneau dans sa Passion, il est devenu un lion par sa résurrection .
L’Agneau a été mis à mort, l’Agneau a reçu le livre, l’Agneau l’a ouvert et c’est en Lion qu’il est apparu. ’Digne est l’Agneau immolé de recevoir la force (Ap 5, 12)’. Non pas de perdre sa tendresse, mais de recevoir la force ; ainsi, tout en demeurant Agneau, il devient Lion (Sermons divers, 57, 2-3 et Sermons pour la Résurrection, I, 10).
Les expressions concises et paradoxales de Bernard gagnent à être rapprochées de ces lignes écrites par un bibliste contemporain:
Le rêve de paix de Dieu s’accomplit en plénitude avec l’Agneau. Car en choisissant la douceur, une douceur qui n’est pas sans force, Jésus crucifié fait totalement échec à la violence et le Père le relève de la mort pour qu’il puisse mener ses frères à la vie (2).
L’annonce de cette victoire est confiée aux premiers témoins et l’importance de leur mission est soulignée par la situation des apôtres Pierre et Paul qui se tiennent sur les jouées des hautes stalles, à l’extrémité de chaque rangée, du côté de la nef.
« Pierre, m’aimes-tu ? »
Côté sud, voici Pierre avec sa clef, symbole de son autorité, à la hauteur de la ceinture… qui n’existe pas alors que les plis de la tunique manifestent la présence d’un lien invisible. ‘Un autre te nouera ta ceinture’, lui avait dit Jésus. L’amour du Christ, discrètement suggéré par l’omission d’une attache visible, est ainsi présenté comme la condition essentielle pour être chargé de veiller sur ses frères.
Au moment de lui confier le troupeau, le Seigneur a répété plusieurs fois :‘Pierre, m’aimes-tu ? (Jn 21, 15-18)’. C’est comme s’il lui avait dit : A moins que ta conscience te rende ce témoignage que tu m’aimes totalement, c’est-à-dire plus que tes biens, que tes proches et que toi-même, n’assume pas cette charge et laisse là ces brebis pour lesquelles j’ai versé mon sang (Sermons sur le Cantique, 76,8).
La jouée sur laquelle se tient Pierre porte une inscription en minuscules gothiques : « ihs » Ihesus (Jésus). Le motif qui l’entoure apparaît comme une proclamation de foi. Par le jeu de ses lignes, il dit que Jésus-Christ, homme et Dieu, excède, déborde, l’univers créé, symbolisé par le carré. Il pourrait signifier aussi que la croix glorieuse, discrètement suggérée, arrache l’humanité à la finitude pour l’ouvrir à la vie de Dieu. Impossible de regarder ce bas-relief sans se rappeler la proclamation faite par Pierre après la guérison d’un infirme : ‘C’est par le nom de Jésus-Christ que cet homme se présente guéri devant vous… Car il n’y a pas sous le ciel d’autre nom par lequel il nous faille être sauvés (Ac 4, 12)’.
D’où est venue dans le monde la si grande et si soudaine lumière de la foi, sinon de la prédication du nom de Jésus ? Mais ce nom n’est pas seulement lumière, il est encore une nourriture. N’êtes-vous pas tout réconfortés chaque fois que vous y pensez ? Ce nom est aussi un remède. L’un de vous est-il triste. Que le nom de Jésus vienne en son cœur puis monte à ses lèvres et voici qu’aussitôt sa lumière dissipe les nuages (Sermons sur le Cantique, 15, 6).
« Paul, apôtre du Christ Jésus »
Par son attitude, par son vêtement, symbole de la personne, « Paul, apôtre du Christ Jésus (Ga 1,1) », exprime le don de tout son être et de toute sa vie pour l’annonce de l’Evangile. Le glaive qu’il tient dans sa main droite rappelle la mort violente qu’il a subie pour le Nom du Christ.
Quand tu verras une âme, après avoir tout quitté pour le Verbe, adhérer au Verbe de tous ses désirs, vivre pour le Verbe, se conduire par le Verbe, concevoir du Verbe pour enfanter au Verbe, une âme qui peut dire : ‘Pour moi, vivre, c’est le Christ et mourir m’est un gain (Ph 1, 21)‘, pense qu’elle est l’Epouse du Verbe. Tel était celui dont le Verbe Epoux disait : ‘Celui-ci est pour moi un vase d’élection (Ac 9, 15)’. Et l’âme de Paul était à la fois épouse et mère, lorsqu’il disait :’Mes petits enfants, vous que j’enfante à nouveau jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous (Ga, 4, 19)’ (Sermons sur le Cantique, 85, 12. 1).
Le bas relief qui orne la jouée évoque Marie par les lettres superposées «a m» qu’il faut lire ainsi : ma, Maria . Le quadrilobe qui les entoure et figure les quatre éléments était un signe païen utilisé dans la magie pour recourir aux forces du mal en vue d’exercer un pouvoir sur la création. Au VIe siècle, il est transformé en signe chrétien par l’ajout d’un cercle, symbolisant le vrai Dieu et il devient ainsi l’expression de la victoire du Christ sur ces forces. Rapproché de la foi de Marie, il pourrait rappeler que l’Evangile est ‘force de Dieu pour le salut de tout croyant’, comme le proclame Paul (Rm 1, 16) (3).
Devenu signe chrétien, le quadrilobe peut aussi symboliser les quatre Evangiles et, de ce point de vue encore, être mis en relation avec Marie, la première en qui le Christ a été formé d’une manière unique, en raison de son obéissance à la Parole :
Qu’au sujet de la Parole, ‘il me soit fait selon ta parole (Cf. Lc 1, 38)‘. Que la Parole présente en Dieu dès l’origine se fasse chair de ma chair… Que s’accomplisse en moi non pas une parole sitôt passée que prononcée, mais une Parole conçue qui demeure, vêtue de chair et non d’un souffle… Non pas une parole tracée sur un parchemin mais une Parole à forme humaine imprimée toute vive en moi (A la louange de la Vierge Mère, IV, 11).
« Nous vous annonçons la Vie éternelle »
Discrètement évoqué par le bas-relief à connotation mariale, l’Evangile occupe la place d’honneur sur quatre jouées des basses stalles, toutes sommées par le symbole d’un évangéliste auquel fait face un Père de l’Eglise qui commente le texte sacré.
Côté nord, face à la nef, voici Matthieu, accompagné par l’un de ses exégètes, Jérôme qui est coiffé, de manière anachronique, d’un chapeau de cardinal ! Un homme ailé figure l’évangéliste dont l’œuvre s’ouvre par la généalogie de Jésus. Le souvenir des générations qui ont attendu le Sauveur et désiré sa présence nous interroge :
L’ardent désir des Patriarches qui appelaient la venue du Christ dans notre chair remplit souvent mes pensées… Qui d’entre nous éprouve autant de joie d’avoir reçu cette grâce que les saints de l’ancienne alliance avaient de désir de voir s’accomplir la promesse d’un Sauveur ?(Sermons sur le Cantique, 2,1).
Côté sud, face à la nef, l’évangéliste Marc est en dialogue avec le pape Grégoire le Grand, coiffé d’une tiare qu’il n’a jamais portée… Impressionnant de majesté, le symbole de Marc est un lion, animal qui vit dans le désert où nous transportent les premiers versets du deuxième évangile. Ceux-ci présentent la soudaine irruption de Jean-Baptiste qui annonce la venue du Sauveur et appelle à la conversion :
Lorsqu’aux oreilles de l’âme, la voix de Dieu se met à retentir, elle commence par apporter le trouble, la terreur, le jugement ; mais aussitôt, si tu ne détournes pas l’oreille, elle donne la vie, elle adoucit, réchauffe, éclaire et purifie (Sermons divers, 24, 2).
Situé dans l’angle nord-est du sanctuaire, le symbole de l’évangéliste Luc n’a plus en face de lui que la moitié d’un évêque, Ambroise de Milan, dont la main armée d’un fouet rappelle sa liberté de parole à l’égard des puissants.
Le bœuf ailé qui évoque les sacrifices offerts dans le Temple représente l’évangéliste Luc qui, d’emblée, conduit son lecteur dans le lieu saint et qui, ensuite, au long de son récit, se plaît à montrer Jésus en dialogue avec le Père dans la prière.
Le voilà, le fruit issu de la connaissance du Nom de Dieu, c’est le cri de la prière.
Elève ton cœur, ton cri, tes désirs, élève ta vie, la force de ta volonté, pour que toute ton attente vienne d’en haut (Sermons sur le psaume XC, 25, 6 et 16,4).
Dans la même rangée de stalles, au centre, là où un aigle devrait symboliser la profondeur du regard contemplatif de Jean l’Evangéliste, manifesté dès le prologue de son oeuvre, il ne reste que les deux serres de l’oiseau royal. En face, la moitié d’un corps, coupé en deux à l’oblique, celui d’Augustin d’Hippone…
Cette irruption brutale de la violence destructrice, loin d’annuler le rendez-vous avec l’Evangile selon Jean, conduit au sommet de son témoignage, là où, confronté à la haine et à la trahison, Jésus ‘aime jusqu’à l’extrême’, jusqu’à laisser s’ouvrir son coeur et manifeste ainsi sa gloire.(Cf. Jn chap. 13 et 19, 34). Cette victoire de l’amour est rappelée par la croix pectorale de saint Augustin, signe d’espérance pour tous :
Rien n’est si entièrement voué à la mort que par sa mort, le Christ n’y puisse remédier… Le secret de son cœur paraît à nu dans les plaies de son corps ; on voit à découvert ce mystère d’infinie bonté, cette miséricorde de notre Dieu qui l’a fait venir à nous du haut du ciel. Rien mieux qu’elles ne pouvait faire éclater en pleine lumière la douce pitié de notre Seigneur (Sermons sur le Cantique, 61, 3.4).
Le même appel à espérer envers et contre tout est lancé par celle qui est devenue la figure emblématique du salut donné en Jésus-Christ et qui se trouve à deux pas, mise en évidence, comme une lumière sur un candélabre.
« Tu vois cette femme ? »
Marie-Madeleine se tient dans l’angle nord-est du sanctuaire, sur une haute jouée (4). Son abondante chevelure, qui descend jusqu’aux talons, rappelle son passé ténébreux.
Ce passé, Bernard semble l’évoquer dans une page audacieuse qui est un acte d’espérance fondé sur les « affinités de l’âme et du Verbe » :
Toute âme, même chargée de péchés, captive de ses vices, retenue par les plaisirs, emprisonnée dans son exil, incarcérée dans son corps, clouée à ses soucis, distraite par ses affaires, figée par ses frayeurs, frappée de multiples souffrances, allant d’erreurs en erreurs, rongée d’inquiétudes (…) peut encore trouver en elle-même des raisons non seulement d’espérer le pardon et la miséricorde, mais même d’aspirer aux noces du Verbe pourvu qu’elle ne craigne pas de conclure un traité d’alliance avec Dieu et de se placer (…) sous le joug de l’amour (…) Elle peut se permettre toutes les audaces envers celui dont elle est l’image glorieuse et dont elle porte noblement la ressemblance (Sermons sur le Cantique, 83.1).
Renouvelée par le pardon, Marie-Madeleine évoque maintenant la noblesse de cette ressemblance divine. Elle se présente dans une attitude quasi liturgique d’offrande de soi, suggérée par le fait qu’elle porte le vase de parfum, la main enveloppée dans son vêtement :
Désormais, elle vit, elle voit, elle est établie dans le bien, mais c’est par l’aide du Verbe(Sermons sur le Cantique, 85.3).
Après cette évocation du retournement qu’opère dans un être la rencontre du Christ, d’autres figurines, toutes situées du côté sud du sanctuaire, illustrent divers aspects de la vie nouvelle qu’il nous donne.
« Quelle est celle-ci ? »
Dans l’angle sud-est du sanctuaire, une autre femme, libre et déterminée, Catherine d’Alexandrie, martyre, porte les instruments de son supplice (5).
‘Quelle est celle-ci qui monte du désert, débordante de joie, appuyée sur son bien-aimé (Ct 8,5)?’ Avec cet appui, elle est plus forte qu’elle-même…
Car tout est possible à qui s’appuie sur Celui qui peut tout. Quelle confiance dans ces paroles :’Je peux tout en Celui qui me fortifie (Ph 4, 13)‘. Appuyée sur le Verbe et tenant d’en haut sa force, l’âme ne peut être ni abattue ni privée de sa souveraineté par aucune force ennemie, aucune ruse, aucune tentation (Sermons sur le Cantique, 85.5).
«Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits… »
Toujours dans l’angle sud-est du sanctuaire, sur une jouée de stalle basse, un pauvre est agenouillé devant… ce qui reste d’un cheval : les sabots et l’extrémité de la queue ! Martin de Tours le montait, si beau, qu’un pillard l’a probablement emporté !
Laissé seul, le petit pauvre en devient plus pauvre. Chacun peut voir en lui un maître de prière :
Mon plus grand désir c’est que vous ayez pour souci de vous présenter devant Dieu à la fois comme petits et grands… Car si nous ne sommes rien dans notre propre cœur, dans le cœur de Dieu, se cache autre chose à notre sujet. O Père des malheureux, pourquoi approches-tu d’eux ton cœur ( Cf. Jb 7, 12) ? Je le sais : ‘Là où est ton trésor, là aussi est ton cœur (Cf. Mt 6, 21)’. Comment donc ne sommes-nous rien si nous sommes ton trésor ?
Ainsi en un seul instant, l’homme descend et monte, se voyant pauvre et démuni et voyant en même temps Dieu prendre soin de lui et approcher de lui son cœur (Sermons pour la Dédicace de l’église, V, 2-3.5).
Pour Bernard, seule cette expérience de pauvreté ouvre le cœur à la souffrance du frère :
Le malheur d’un frère est perçu avec plus de vérité par un cœur malheureux. Il faut que tu connaisses ta misère propre afin que tu découvres dans ta propre âme l’âme de ton frère et que tu apprennes de toi-même comment lui subvenir (Sur les degrés d’humilité et d’orgueil, III, 6).
Ainsi naît la compassion dont Martin fit preuve en partageant son manteau avec celui qui avait froid. Bernard la compare à un parfum qui rend l’âme agréable au Seigneur, à un baume qui lui apporte la guérison :
Ce parfum est composé des affres de la pauvreté, des angoisses où vivent les opprimés, des inquiétudes de la tristesse, des fautes des pécheurs, bref de toute la peine des hommes, fussent-ils nos ennemis. Ces ingrédients semblent méprisables et pourtant le parfum où ils entrent est supérieur à tous les autres. C’est un baume qui guérit :‘Heureux les miséricordieux, ils obtiendront miséricorde (Mt, 5, 7)’ (Sermons sur le Cantique, 12, 1).
« Habiter en frères ensemble… à la lumière de ta face »
Côté sud du sanctuaire, deux personnages encapuchonnés sont présentés par certains comme des carmes, identifiables à leur habit. D’autres les considèrent comme des prophètes, à cause du parchemin qu’ils déploient, ce qui n’exclut pas la première interprétation. Il pourrait s’agir, en effet, du prophète Elie et de son disciple Elisée dont les carmes se disent les héritiers.
Bernard de Clairvaux, lui, se réjouirait du seul fait qu’ils sont deux :
C’est deux par deux, comme l’attestent les saints Evangiles que le Sauveur a envoyé les disciples en mission (Cf. Mt 6, 7), pour mettre en relief de la sorte l’amour fraternel et la vie commune (Sermons pour la Purification de sainte Marie, II, 2).
Mais, quand la lumière du soleil tombe sur les visages tournés vers le haut, un verset d’Ecriture cher à la tradition cistercienne s’impose à la mémoire :’Contemplant à visage découvert la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en son image même, de clarté en clarté, comme par l’Esprit du Seigneur (2 Co 3, 18)’.
Le commentaire qu’en fait Bernard ne nous éloigne pas du geste de partage de saint Martin et de la vie fraternelle car c’est en aimant que l’on devient conforme au Seigneur :
‘Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux (Lc 6, 36))‘. Telle est la beauté qu’il désire voir sur le visage de son Epouse lorsqu’il lui dit :’Montre-moi ton visage (Ct 2, 14)’. C’est la beauté de la douce pitié… Le visage apte à lever son regard vers la lumière divine ne saurait être que plaisant. Il ne pourrait atteindre cette vision sans être lui-même transparent et pur, comme transformé en cette image dont il contemple la splendeur… Or, la lumière, c’est la pureté, c’est l’amour qui ne cherche pas son intérêt (Cf. 1 Co 15, 5) (Sermons sur le Cantique, 62, 5, 7, 8).
Beau point d’orgue pour ce parcours qu’un tel visage ! Non, car un autre personnage, situé sur la jouée voisine, se réserve le dernier mot.
« Comme étrangers et voyageurs »
Un bâton de pèlerin à la main, une coquille sur le chapeau : Jacques le Majeur est rapidement identifié. La pérégrination qu’il a suscitée au long des siècles et qu’il suscite encore exprime une dimension fondamentale de la vie de foi, vie de « pèlerins et de voyageurs (Cf. 1 P 2, 11) », en marche vers le Père, toujours appelés à progresser sans jamais se croire arrivés :
Jamais le juste ne prétend avoir « saisi », jamais, il ne dit : c’est assez ! Il est évident que refuser de progresser, c’est régresser… D’ailleurs le Créateur de l’homme, quand il a vécu parmi les hommes ne s’est pas arrêté. ’Il a passé en faisant le bien (Ac 10, 38).’ Il s’ensuit qu’il ne le saisit pas, celui qui ne court pas comme lui. Et que sert de suivre le Christ si on ne le rejoint pas ? C’est pourquoi Paul disait :’Courez de manière à le saisir (1 Co 9, 24)’!(Lettre 254, 4).
En appelant à progresser sur les chemins de l’Evangile, la coquille de pèlerin posée en guise de point final incite aussi à découvrir, dans le petit monde des stalles, de nouveaux itinéraires, toujours éclairés par la Parole, toujours orientés vers la rencontre avec le Christ.
(1) Cf. François Olivier DUBUIS, Géronde, 1977, p. 57 ; communication orale de M. Gaétan Cassina; Claude LAPAIRE, Stalles de la Savoie médiévale, Genève, 1991, p. 89-92.
(2) Cf. A. WENIN, Pas seulement de pain…Violence et alliance dans la Bible, Paris, Cerf, 1998, p.174-175.
(3) Cf. Conférence donnée à Géronde par le P. Johann G. Roten, septembre 2005.
(4) Marie-Madeleine Maria Magdalena ou Marie de Magdala de qui étaient sortis sept démons (Evangile selon saint Luc, 8,2), suivit Jésus jusqu’à la croix et bénéficia de ses apparitions après Pâques. Aujourd’hui, on la distingue de deux autres femmes appelées Marie, elles aussi, avec qui la tradition l’a confondue. Il s’agit de Marie, sœur de Lazare qui oignit de parfum les pieds de Jésus (Jn 12, 1-11) et de la pécheresse anonyme qui, chez Simon le Pharisien, a posé un geste semblable (Lc7, 36-38). C’est à partir de ce récit que l’on a représenté Marie-Madeleine avec de longs cheveux et portant un vase de parfum.
(5) Sainte, morte en 310, dont la légende a dévoré l’existence historique. D’une grande culture, elle tint tête à une assemblée de philosophes chargés de la faire apostasier. Condamnée d’abord au supplice de la roue, elle fut achevée par le glaive. La légende rapporte que les anges transportèrent son corps au sommet du Sinaï où l’on éleva le célèbre monastère qui porte son nom. Les croisés rapportèrent son culte en Valais dont elle est devenue la patronne secondaire.